"Ingénieur, je viens de “fêter“ mes 10 ans de chômage"

France Dimanche
"Ingénieur, je viens de “fêter“ mes 10 ans de chômage"

"C'est un travail de fou de chercher du boulot, mais un travail qui vaut zéro ! À l'heure où l'on parle, certes à juste titre, de la pénibilité du travail, je m'interroge moi sur la pénibilité du chômage. Pour ma part, j'ai cumulé dix ans d'expérience que j'ai fêtés avec ironie le 28 août dernier. J'avais pour l'occasion installé une banderole sur ma maison : “10 ans de chômage... ça se fête !... avec dérision !!!“. Le champagne ne coulait pas à flot, on a juste ouvert quelques bouteilles de “pétillant“ et j'avais exposé mes candidatures et dossiers du Pôle Emploi pour figurer mon musée personnel du chômage.

J'ai 59 ans. J'ai fait des études d'ingénieur avec l'ambition d'assumer des responsabilités et de gagner ma retraite.  Mais je fais ce triste bilan : je n'ai travaillé que 24 années. Car, contrairement à ce que les élèves ingénieurs se disaient entre eux à l'époque, les patrons ne m'attendaient pas à la sortie de l'école en limousine ! J'ai connu les contrats à durée déterminée, l'intérim déguisé, les primes hors salaire, la précarité déjà, mais je croyais en l'ascenseur social, au plan de carrière, j'avais de l'ambition. Et une famille. Mon épouse, enseignante, avait fait le choix d'élever nos deux filles.

Passé dans le domaine para-militaire, j'ai ensuite quitté cet univers qui bridait mes ambitions pour l'Offshore pétrolier. Nous avons déménagé à Nantes, moi plus souvent sur une plate-forme en mer du Nord qu'avec ma famille : un sacrifice qui, avec le recul, me pèse. Je n'ai pas vu grandir mes filles et la mobilité requise comme un facteur d'évolution professionnelle m'a mené droit dans le mur !

Je n'avais que 35 ans quand les conséquences du conflit Iran-Irak sur les cours du pétrole ont provoqué ma deuxième période de chômage. Cette fois, j'ai mis un et demi avant de retrouver un poste au sein d'une industrie en Mayenne où je suis resté huit ans. Confiant en ce qu'on appelait « la mobilité transversale », je me suis porté volontaire au sein de l'entreprise pour implanter une usine en Corée du Sud. Pour faire court, disons qu'à mon retour, deux ans plus tard, et malgré le succès de ma mission, la Direction m'avait oublié !

À 46 ans, j'ai alors décidé de négocier mon départ. J'ai mis un an et demi à retrouver un poste de “responsable engineering“ dans une société américaine de matériel médical. Deux ans plus tard, la direction changeait son staff et, comme une vingtaine de cadres, j'ai été licencié - quinze jours avant mes 50 ans pour éviter des pénalités ! Comme j'avais relativement peu d'ancienneté, j'ai été l'un des premiers à partir... Ont commencé alors quatre ans et demi de chômage. Sur plus de deux cents candidatures, je n'ai eu aucun entretien, payant à la fois mon âge et la fameuse mobilité soudain perçue comme une instabilité suspecte... J'ai fini par retrouver un boulot grâce à une relation, des CDD reconduits qui ont pris fin trois ans plus tard, faute de financements.

Aujourd'hui, à 59 ans, le Pôle Emploi m'a gentiment proposé de me classer en catégorie E (les dispensés de recherche). Je refuse ! C'est la grande hypocrisie des chiffres du chômage qui ne comptabilisent que les demandeurs d'emploi en catégorie A, tous les autres sont invisibles ! J'ai connu les indemnités dégressives des années 90, les fins de droits, l'ASS (Allocation de Solidarité Spécifique), rogné sur les économies d'une vie alors même que j'avais passé ma jeunesse à étudier tous les soirs, sacrifié ma famille pour avoir eu de l'ambition, tout cela pour un gâchis financier (L'Etat n'a-t-il pas financé mes études d'ingénieur ?) et personnel.

Alors, fêter mes 10 ans de chômage a été un cri de révolte car je sais ce que l'on perd à être chômeur. Pas seulement un emploi ni son pouvoir d'achat, mais un statut social, familial, victime d'une double peine car, l'heure venue, nous sommes aussi privés d'une retraite décente. Moi qui voulais donner à mes enfants l'image de la réussite, je n'ai aucun capital à leur transmettre ; ma femme, grâce à qui j'ai pu survivre, est partie trop tôt, emportée par la maladie d'Alzheimer. Trop de stress. Je me sens coupable, amer. Je suis même aigri.

Le chômage, c'est comme un cancer. Ça vous use d'autant plus qu'il faut faire face aux idées reçues, suspecté d'instabilité ou de fainéantise ! Aux salariés aujourd'hui, je ne donnerais qu'un conseil : ancrez-vous. En France, l'ancienneté, c'est ce qui paye et, peut-être, alors, serez-vous “indéboulonnables“...

Propos recueilli par Laurence Delville

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