“Mon grand-père est mort en sauvant mon père sur le Titanic”

France Dimanche
“Mon grand-père est mort en sauvant mon père sur le Titanic”

Élisabeth Navratil, Paris

Il y a cent un ans, trois membres de sa famille embarquaient à bord du célèbre paquebot. Récit d’une épopée gravée dans le marbre d’une tragédie.

« Quand ils ont embarqué sur le plus grand navire du monde de l’époque, le Titanic, mon père (Michel, dit Lolo) et mon oncle (Edmond, dit Monmon) avaient 4 et 2 ans. Mon grand-père, Michel Navratil, avait un magasin de prêt-à-porter à Nice. En 1912, il a appris que sa femme le trompait avec son meilleur ami. Le couple s’est séparé. Souffrant de ne pas assez voir ses deux fils, il les a enlevés le lundi de Pâques de la même année. Sa fuite était planifiée : il avait décidé de partir chercher du travail à New York.

Le 10 avril, à Southampton (Angleterre), père et fils ont embarqué sous un faux nom grâce au passeport d’un ami, après un long voyage en train et en bateau depuis Nice. Ils faisaient partie des 49 Français à bord. Le 14  avril au soir, le paquebot a heurté un iceberg. Ce que je connais de la suite, je le dois aux souvenirs de mon père et aux témoignages de passagers.

Secret

Inexplicablement, dans un premier temps, mon grand-père a laissé dormir ses fils. Mon père se souvenait de son intrusion, en compagnie d’un étranger, en pleine nuit, dans la cabine de 2e classe où il dormait. Son père lui a mis six couches de vêtements, et l’autre homme a fait pareil avec son petit frère.

Son deuxième flash, c’est le canot. Ils ont eu un mal fou à trouver de la place. Mon grand-père confie Monmon aux mains qui se tendent, mais Lolo ne veut pas lâcher son père. Ce dernier lui lance alors : “Dis à maman que je regrette de vous avoir enlevés. Va rejoindre ton frère, je prends le prochain canot." Ils ne le reverront jamais.

Mon père se souvenait ensuite du bruit du canot tombant à l’eau, un gros splash, et des bonbons mangés dans le froid glacial, donnés par des rescapés. Cette chaloupe, c’était la D, la dernière mise à la mer, à 2 h 05 du matin. Cinq heures plus tard, elle était recueillie par le paquebot Carpathia. Mon papa m’a parlé d’un gros sac de patates dans lequel il avait été hissé à bord. Mon grand-père a été le sixième corps repêché, au bout de quelques heures. Les marins ont dit qu’il était très beau, qu’il y avait une grande sérénité sur son visage.

À leur arrivée à New York, Michel et Edmond disent aux autorités qui récupèrent les identités des 705 survivants : “On s’appelle Lolo et Monmon." Ils ne connaissent pas leur nom de famille et sont recueillis par une femme de chambre du Carpathia. Les journaux relaient l’information, et comme ils parlent français, la presse hexagonale s’y met aussi. Cinq jours après le naufrage, Marcelle, leur mère, découvre dans L’éclaireur de Nice un article intitulé “Les orphelins des abîmes", avec une photo de ses fils assis dans un fauteuil. L’émotion passée, elle comprend que son mari fait partie des 1 523 victimes et sollicite une entrevue auprès du consul américain à Nice.

Pour être sûres qu’il s’agit bien de leur mère, les autorités demandent aux enfants quel œuf ils ont eu à Pâques. Leur réponse correspond au récit de Marcelle, et le 18 mai, Michel et Edmond la retrouvent enfin. Le surlendemain, ils prennent le chemin du retour à bord d’un autre paquebot. Marcelle racontait que, à l’aller, son bateau avait fait un crochet par le lieu du drame pour chercher des cadavres. Mon père et mon oncle ont dû vivre avec ça. Edmond a eu deux filles et est devenu architecte. Il s’est éteint en 1953. Papa est devenu professeur de philosophie et est mort en 2001, à 92 ans. Il était le dernier homme rescapé du Titanic.

Dans mon enfance, c’était un secret. Puis, en 1979, il a reçu la visite d’un descendant de la famille l’ayant accueilli à New York. Il s’est alors mis à parler et, en 1982, j’ai publié un livre relatant son histoire. Il vient de ressortir à l’occasion de l’exposition Titanic à la Porte de Versailles, à Paris. Il s’est vendu à 100 000 exemplaires, en 1997, quand le film est sorti ! Je l’ai vu en salle cette année-là avec mon père. Il avait 89 ans, il tremblait, et on a passé la séance à se tenir la main. Mais il était heureux que cette histoire soit racontée. »

"Les enfants du Titanic, l'histoire vraie de deux rescapés" d'Elisabeth Navratil, éditions Hachette, 11,90 €.

Propos recueilli par Benoît Franquebalme

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