“Naître femme et musulmane, pour moi, ce fut l’enfer…”

France Dimanche
“Naître femme et musulmane, pour moi, ce fut l’enfer…”

Amale, Tours (Indre-et Loire)

Née en France, d’origine marocaine, la sœur de l’humoriste Mustapha El Atrassi raconte son enfance au sein d’une famille marquée par une tradition patriarcale qui, dans son cas, s’est révélée violente et arriérée.

« J’ai commis l’erreur suprême de naître fille et non garçon. Comme mes trois sœurs, Saïda, Haquima et Souhayl, j’ai donc été “chiée", et notre père aimait à répéter que nous étions des “inutilités". D’ailleurs, lorsque Karima, notre mère, accouchait d’un garçon, mon père le prenait dans ses bras, glorieux, et le couvrait de baisers. En revanche, lorsqu’une fille venait au monde, c’était l’horreur. Il estimait que sa femme l’avait humilié et le lui faisait payer. Ma mère endurait cette violence depuis son mariage forcé à 16 ans, lors duquel elle s’était fait violer par mon père. Lui, très fier, a brandi, pour l’occasion, le drap ensanglanté sous les vivats des invités.

Je me prénomme en fait Khadda, qui signifie “domestique", mais ma mère m’avait rebaptisée Amale, qui veut dire “espoir". Tout le monde m’appelait donc ainsi, sauf mon père, qui s’obstinait. À tel point que, si quelqu’un m’appelait Amale devant lui et que je lui répondais, il me battait, parfois jusqu’au sang. Il nous forçait aussi à dire lequel de lui ou de notre mère nous préférions. Si on répondait “mal", on se prenait une raclée, et il menaçait de ne plus nous regarder ou de nous sommer de l’appeler “monsieur". Autant dire que nous ne disions jamais “maman".

Fouettée

Las de nous faire tabasser, mon frère et mes sœurs, Farid, Saïda, Haquima et moi, décidons un jour de fuguer. Sur le chemin de l’école, nous jetons nos cahiers dans les buissons, et de Rosières, la petite cité ouvrière près de Bourges où nous vivons, nous partons en stop vers Paris. Nous souhaitons faire fortune, afin d’offrir un avenir plus doux à notre mère. Hélas, à peine arrivés dans la capitale, nous sommes interpellés par la police qui nous emmène au poste. Retour à la case départ.

Ce qui nous attend alors est l’un des moments les plus noirs de notre vie. Hors d’elle, ma mère nous attrape par les cheveux, nous pince et nous jette à terre. Puis, notre père lance : “Maintenant, c’est mon tour ! Et vous n’avez encore rien vu !" Il nous fait descendre à la cave. Alignés par ordre de taille, nous sommes fouettés sans relâche avec une corde. Puis, il nous ordonne de nous cracher les uns sur les autres, en nous insultant. Nous dormons là et ne sommes pas au bout de nos malheurs...

Violée

Pour nous punir encore davantage, il nous exile de force au Maroc où, chaque été, nous avons l’habitude d’aller en vacances. Nous allons y rester trois ans, durant lesquels nous connaîtrons la misère des bidonvilles, chez des oncles et tantes qui nous considèrent comme des fardeaux. Française, née en France, je ne comprends pas pourquoi je ne peux pas rentrer chez moi. Notre vie, nos amies, notre collège nous manquent, c’est terrible. N’en pouvant plus, avec Haquima, nous décidons de fuir. Notre but et de gagner Tanger et de prendre un bateau pour la France ! Notre route va hélas croiser celle de mauvais garçons qui, après nous avoir droguées, nous violent ! Pour ne rien arranger, une terrible blessure à la jambe m’empêche de marcher. Nous décidons alors de revenir sur nos pas.

Au bled, où mes parents se trouvent en vacances à ce moment-là, la question de nos viols devient cruciale pour nos avenirs. Selon l’article 475 du Code pénal marocain, notre père peut nous obliger à épouser ceux qui nous ont violées. Ma mère ne lui dit rien, nous cache chez une cousine et m’emmène voir une sorcière qui charcute l’abcès qui paralyse ma jambe. Pour ne pas finir mariées de force à nos violeurs et pour soigner ma jambe qui se gangrène, nous devons à tout prix quitter le Maroc. Maman prétexte alors à notre père devoir rentrer plus tôt que prévu pour inscrire les petits derniers, Souhayl et Mustapha, à l’école.

Pour m’embarquer, elle me coupe les cheveux tout courts et me fait passer pour mon frère Farid, resté en France cet été-là. Hospitalisée à Bourges, je comprends que je viens d’échapper in extremis à l’amputation. Je suis soulagée et heureuse d’être chez moi, sauvée par ma mère. Lasse de vivre au côté d’un tyran, celle-ci demande le divorce, et nous nous retrouvons à vivre avec elle dans un foyer d’accueil. Comme elle envoie la quasi-totalité de sa pension au pays, nous n’avons plus rien pour subsister. Contrainte de voler de la nourriture, des vêtements, des cahiers pour mes frères et sœurs, je finis quatre fois derrière les barreaux.

C’est d’ailleurs une psychologue en prison qui m’a conseillé de raconter mon histoire. C’est ainsi qu’est né mon livre*. Contre toute attente, cet ouvrage m’a permis de renouer avec mon père. Il assume désormais tout ce qu’il a fait et s’est même excusé. Je sais qu’il est une victime de sa culture archaïque. Il n’a jamais été heureux de nous frapper ou de nous abandonner. Aujourd’hui, on s’appelle, on se voit, il vient déjeuner à la maison. Et même si ça reste fragile entre nous, mes enfants ont récupéré un papy génial, et moi, je suis très fière de l’avoir comme papa.

Pour ma part, j’ai réussi à me remettre de tout ça grâce à l’amour de mon mari et de mes quatre enfants. Quant à mon petit frère, l’humoriste Mustapha El Atrassi, j’aimerais juste qu’il arrête de faire boycotter mon livre auprès des médias. Il n’est pas dépositaire de notre nom... »

* "Louve musulmane", d’Amale El Atrassi, éditions de l’Archipel.

Propos recueilli par Laura Valmont

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