Frédéric Dard : San-Antonio aurait 100 piges !

France Dimanche
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En bousculant le verbe académique, Frédéric Dard, cet auteur prolifique de romans noirs, a fait voyager ses lecteurs par mots et merveilles avec un engouement populaire unique

« Le bon Dieu a rempli son contrat avec moi », disait-il. Et pourtant, on aurait cru Frédéric Dard immortel, lui qui a mis son point (ou poing ?) d'honneur à ne jamais en être un... d'immortel. Deux ou trois fois par an, il livrait avec la régularité d'un coucou suisse ces San-Antonio dont on se délectait à petites lampées, comme un élixir d'humanité polissonne. La mort, qu'il tenait pour « une vieille copine un peu chiante, mais pas mauvaise dans le fond », a donc réglé son compte, quelques jours avant ses 79 ans, à ce boulimique du ruban machine, créateur d'une œuvre gigantesque de près de 300 titres. Celui qui revendiquait être un auteur accessible, à portée de main quand on va prendre un train, a libéré la littérature policière de ses conventions. Avec un langage fleuri issu de l'école buissonnière, il a élevé le calembour, la contrepèterie, les néologismes croquignolets et le hors-piste textuel au rang des beaux-arts !

Frédéric Charles Antoine Dard voit le jour à Jallieu (aujourd'hui Bourgoin-Jallieu) dans l'Isère, le 29 juin 1921. Il est le premier enfant de Francisque Dard, un artisan du cuivre, et de Joséphine Cadet, une fille de paysans. Le garçon, dont le bras gauche est inerte, est bientôt confié à sa grand-mère, veuve d'un bambocheur qui a dilapidé la fortune familiale. Tel père, tel fils : du grand-père au père, la notion de fidélité semble reléguée au placard ! Au début des années 1930, son père, qui dirigeait une petite entreprise de chauffage, subit de plein fouet la crise et se retrouve ouvrier chez De Dietrich. La famille déménage à Lyon, sa mère devient vendeuse.

L'enfant, lui, ne goûte guère l'école. Renfermé, complexé par son bras, il se claquemure dans le silence. Lectrice vorace, sa grand-mère lui offre une initiation littéraire éclectique. Un refuge romanesque qui l'aide à mieux supporter les querelles familiales de ses parents et forge son imaginaire. Sa mère, qui veut faire de lui un comptable, l'envoie dans une école réputée, La Martinière. Elle transmet aussi à son fils son goût pour les faits divers.

Par l'intermédiaire d'un oncle, il rencontre Marcel Grancher, auteur et éditeur du magazine luxueux Le Mois à Lyon, qui l'embauche en 1937, d'abord en tant que garçon de course. Cela permet au jeune homme de rencontrer son écrivain fétiche : Georges Simenon. Il publie quelques critiques et rédige ses premiers articles. Dans le même temps, il découvre un auteur dont le style le marque : Louis-Ferdinand Céline.

En 1942, il épouse Odette Damaisin et le couple emménage à la Croix-Rousse. Il publie La Peuchère, puis Cacou, un conte pour enfants, et reçoit le prix Lugdunum pour Monsieur Joos. Son fils Patrice voit le jour en 1944. À la fin de la guerre, il s'associe avec un imprimeur lyonnais pour créer les Éditions de Savoie. En 1949, un an après la naissance de sa fille Élisabeth, une petite annonce permet à la famille d'échanger l'appartement de Lyon... contre une maison aux Mureaux, dans les Yvelines !

Dans l'après-guerre, l'espionnage est à la mode. Gallimard lance sa célèbre collection Série noire, qui influence le jeune auteur par son argot et son côté « pseudo-américains ». Un jour, il étale la carte des États-Unis. Son doigt tombe sur la ville de San Antonio, au Texas. Le mythe est né. En 1949, sort le premier San-Antonio : Réglez-lui son compte ! Armand de Caro, cofondateur des éditions Fleuve Noir, le lit et lui commande une suite. Mais Laissez tomber la fille est un échec. C'est avec le théâtre que Frédéric Dard va connaître ses premiers succès. En 1950, il adapte La neige était sale de Simenon. La pièce fait un triomphe mais il se fâche avec le père de Maigret, qui déclara : « Je n'ai pas d'adaptateur. »

C'est aussi à cette occasion qu'il rencontre Robert Hossein, avec lequel s'entame une fructueuse collaboration et une longue amitié : ils signent notamment Les salauds vont en enfer. Armand de Caro persiste à lui réclamer des San-Antonio. Dard lui en fournit quatre en 1953, puis cinq en 1954 et en 1955... Les éditions s'enchaînent à un rythme effréné, tandis que l'auteur continue, en parallèle, de produire des romans plus classiques.

L'enfant de peu de Jallieu embarque alors sur le radeau ivre de la gloire. Il a le vertige des grandeurs, se fait construire une maison cossue aux Mureaux, achète un chalet au lac d'Aiguebelette, près de Chambéry. Il dort peu, enchaîne les bitures et accepte tout ce qui lui passe sous la main (scénarios, théâtre...). Il devient atrabilaire et ses proches subissent ses foucades. Son état à marée basse lui assure néanmoins de belles victoires : il écrit l'opérette à succès Monsieur Carnaval, composée par Charles Aznavour, et son Histoire de France vue par San-Antonio se vend comme des petits pains !

Mais rien n'y fait, il ne mord pas le bleu du ciel et tente même de se suicider en 1965. Il divorce d'Odette et entame une liaison avec la fille de son éditeur, Françoise, de vingt et un ans sa cadette, qu'il épouse en 1968. Leur fille Joséphine voit le jour deux ans plus tard et ils adoptent Abdel, un jeune Tunisien handicapé. La gloire est désormais là : il est traduit en anglais,

grec, finlandais, italien, et même en japonais ! Il s'installe au pays des merveilles de la nature, en Suisse romande, réunit ses enfants à Noël dans son chalet de Gstaad (baptisé « San Antonio ») et se dore la pilule l'été à Marbella, en Espagne. Sa fortune fait le bonheur de sa mère – il lui offre une boutique de farces et attrapes ! –, de son père – il lui octroie une pension et édite son recueil de poèmes –, de sa sœur et de son beau-frère, qu'il fait travailler.

Parmi les personnages qu'il a créés, on adore le Vieux (alias le vioque), l'inspecteur Pinaud (ou Pinuche), l'hénaurme Bérurier et sa femme Berthe (dite la Gravosse), ainsi que leur nièce Marie-Marie, personnage inspiré de la propre nièce de l'auteur ! L'académicien Jean Dutourd tente de le faire admettre chez les « immortels » du quai Conti. Mais pas question pour Dard de sucer le sein rebondi de la Coupole, qu'il lézarde de sa verve ravageuse. Souvent qualifié d'« écrivain de gare populiste », il sait que les cuistres de la littérature veulent lui barrer l'entrée du jardin des Lettres.

En 1983, il commence à écrire Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ?, dans lequel il imagine l'histoire d'un écrivain dont la belle-fille se fait kidnapper. Ironie du sort, le 23 mars, sa fille Joséphine, est victime d'un tel rapt. Après deux jours de rebondissements dignes d'un San-Antonio, il la retrouve, puis récupère la rançon. La même année, fasciné par l'animal politique érudit qu'il a rencontré, il crée un nouveau personnage : le Président, sous les traits duquel on reconnaît François Mitterrand. En 1993, trois étudiants publient un imposant Dictionnaire San-Antonio qui recense ses quelque 15 000 mots, noms et expressions, inventés ou détournés ! Cela ravive un peu la flamme, qui se fait vacillante.

Malade, ayant perdu de son ardeur, Frédéric Dard confie l'écriture de son dernier roman, Céréales killer, à son fils. Son cœur, qui a survécu à bien des rochers acérés et des hospitalisations, lâche le 6 juin 2000. « Il faut mourir pour mesurer pleinement son degré de popularité » aimait-il à dire. Une popularité intacte, plus de vingt ans après.

Dominique PARRAVANO

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