Il a eu 86 ans l’été dernier. Avec Pierre Bellemare et Pierre Tchernia, Jacques Chancel est un des derniers dinosaures de la télé française encore vivants. Imaginez, il a commencé en 1971 sur l’ORTF ! Le grand écran, il l’a quitté en 1998 mais il continue à l’apprécier, le chroniquant régulièrement dans son journal intime, dont le dernier opus, Pourquoi partir ?, vient de sortir. L’auteur y retrace ses années 2011-2014 et fait une révélation incroyable : pendant trois mois, de janvier à mars 2014, il a été aveugle ! Un long voyage dans la nuit que cet homme de lettres retrace magnifiquement.
Ses ennuis commencent durant l’été 2012. « Je vois de loin, seulement des ombres ; sont-elles mes fantômes d’autrefois ? », s’interroge-t-il. Ce qui le chagrine le plus, c’est que cette cécité rampante gêne son activité d’écrivain. « L’accident de juillet qui voile mes yeux retarde singulièrement l’écriture », constate-t-il.
Festival Radio Classique, 18 juin 2011 © Emmanuel Donny
En octobre 2012, Jacques Chancel reprend espoir quand on l’appareille de nouvelles lunettes et d’un projecteur de poche pour éclairer ses pages. « Les yeux, c’est l’ouverture au monde, le passage à la beauté, le luxe du regard. Ne plus voir, c’est se condamner à la fuite, au silence. » En février 2013, l’animateur du Grand échiquier s’émerveille d’être « revenu à la lumière ».
Mais, au fil des mois, les choses se dégradent à nouveau. « J’arrive encore à lire les titres des journaux, à déchiffrer quelques ouvrages à gros caractères. L’endormissement des yeux est un naufrage ! », écrit-il alors comme un appel au secours.
En janvier 2014, l’octogénaire fait ce triste constat : il ne voit plus. « Je ne lis plus, j’ai du mal à suivre ma propre écriture », note-t-il alors. Quelques jours après, il cherche à positiver : « De loin, je distingue encore des choses. » Avant de s’indigner : « Quelle galère ! Il n’est pas si loin, pourtant, le temps où toute lecture m’était visible, où j’écrivais des heures durant. »
Salon du roman historique 2014 © Ville de Levallois
Fin de l’histoire ? Non, car malgré son grand âge, Jacques Chancel reste un combattant. En mars dernier, il décide de jouer son ultime carte : l’opération au laser. Et ça marche ! L’intervention ressuscite ses iris bleus. Le « faisceau bienheureux », comme il l’appelle joliment, a « nettoyé ma vitre sale ». Il peut à nouveau lire et admirer ses petits-enfants, Augustin (3 ans) et Philippine (7 ans).
Pendant ces mois d’angoisse, notre miraculé a eu l’étrange sentiment d’être revisité par le destin. Et pour cause : ce cauchemar, il l’avait déjà vécu soixante-six ans plus tôt ! En 1948, correspondant de guerre en Indochine, Jacques embarque avec des officiers à bord d’un command-car. Il saute alors sur une mine pendant la traversée d’un pont. Projeté sur une berge, il sort du coma une semaine plus tard à l’hôpital de Saïgon. « Allumez la lumière », demande-t-il. Le jeune homme est aveugle et ses camarades sont morts. Pendant près d’un an, il va lutter pour recouvrer la vue à grand renfort de patience, de rééducation et de marches avec une canne blanche.
Ce drame, il l’a raconté pour la première fois l’an dernier dans son livre La nuit attendra. « Six décennies durant, j’ai refusé de parler et d’écrire sur l’année horrible de mes 20 ans », admet-il. Aujourd’hui, après avoir cru que « le noir (lui) était à nouveau promis », Jacques Chancel savoure ce deuxième miracle que lui offre la vie.
"Pourquoi partir ?", de Jacques Chancel, aux éditions Flammarion, 19,90 €.
Benoît Franquebalme