Jean Rochefort : Il avait toutes les élégances

France Dimanche
Jean Rochefort : Il avait toutes les élégances

L’acteur de 87 ans aux 120 films  avait été hospitalisé en août dernier… Il s’est éteint dans la nuit de dimanche à lundi 9 octobre 2017.

Son regard plein de malice, sa belle voix chaude et grave et son grand rire explosif de gosse facétieux s’étaient faits rares 
ces derniers mois... On avait appris que le week-end du 15 août, Jean Rochefort avait été admis d’urgence à l’hôpital Saint-Joseph, à Paris, et qu’il avait subi une intervention délicate : l’ablation totale de la vésicule biliaire. On espérait qu’il en ressortirait rétabli.

Hélas, dans la nuit du 8 au 9 octobre, le comédien de 87 ans s’est éteint à la Salpêtrière, plongeant tous ceux qui l’aimaient, ses proches et sa famille, 
mais aussi ses nombreux admirateurs, dans une profonde tristesse...

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Ce chagrin immense nous rappelle avec délice et admiration son parcours de cinquante ans au service du spectacle – une carrière pour le moins décalée et originale –, ses interventions dans la presse, débordant d’un humour décapant, ainsi que son sens rare de l’autodérision et de la distance par rapport aux événements les plus tragiques...

À l’heure où l’on se désespère de sa disparition, c’est cette personnalité foisonnante de vie, ce clown triste aussi, qui au cours de son existence a plusieurs fois été frappé par la dépression, que nous voulons vous montrer. Une vie romanesque à plus d’un titre qu’il a d’ailleurs couchée avec brio sur le papier dans son autobiographie, Ce genre de choses, publiée chez Stock en 2013. Mais commençons par le commencement...

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Sa passion pour ses "chers canassons" a guidé sa vie

Né à Paris, Jean a fait tous les métiers, de déménageur à vendeur d’oignons, et failli même devenir comptable, comme le souhaitait vivement son papa, inquiet, avec raison sans doute, pour l’avenir de son rejeton ! Ce père qui n’a jamais vraiment reconnu son talent d’acteur l’avait envoyé à la capitale, lui ordonnant de trouver le numéro 79 d’une rue où se trouvait un employeur éventuel.

Le jeune Jean avait obéi, mais il eut beau chercher du côté du 78 et du 80 de cette voie parisienne, il ne réussit jamais à trouver l’entreprise censée lui 
révéler les mystères de la stabilité professionnelle. Un échec – ou un acte manqué ? – salutaire qui lui prouva très vite, au désespoir de son paternel, que, peu doué pour les chiffres, il avait mieux à faire que de traverser la rue et passer du côté pair au côté impair.

Panache

Jean avait deux passions : la comédie et les chevaux ! La première l’embarqua, après le Conservatoire d’art dramatique, dont il rata le concours d’entrée, pour sept ans dans une troupe de théâtre, et la deuxième lui est en quelque sorte tombée dessus par hasard en 1961, lors du tournage de Cartouche, de Philippe de Broca.

Une expérience d’ailleurs douloureuse qu’il a racontée avec humour dans une interview donnée sur le site Cheval savoir en 2011 : « Je n’étais pas très doué, je pense, expliquait-il. J’étais avec mon ami Belmondo, qui était très sportif, mais moi, tétanisé par l’émotion que je ressentais, je me cassais la figure très souvent. J’ai mis huit jours en fait pour arriver à faire semblant de savoir monter à cheval. J’en garde un souvenir atroce ! »

Cette première approche, qui lui valut deux côtes cassées, loin de le dégoûter à tout jamais, le liera pour toujours à ces respectables montures ! Jusqu’à se lancer tardivement dans la compétition à l’âge de 37 ans : « Je ne me suis arrêté qu’à 46 ans sous les quolibets, confiait-il en 1989 à Paris Match. Ce vieux qui s’acharnait ! »

Mais toute passion impose des sacrifices. Celle-ci a d’abord pesé sur sa carrière, au moins jusque dans les années 70 et deux 
films de Bertrand Tavernier, L’horloger de Saint-Paul et Que la fête commence. Il obtiendra d’ailleurs pour ce dernier son premier César, en 1976, celui du meilleur acteur dans un second rôle. Ainsi, entre deux comédies à la française, a-t-il aussi beaucoup tourné dans ce qu’il nommait des films « avoine ». Ces productions de seconde zone, dans lesquelles il se commettait notamment en Italie, et dont il n’était pas très fier, lui permettaient de financer son coûteux attachement aux chevaux !

« J’ai fait le plus mauvais film de ma vie exprès, parce que ça se passait à Rio, et que Nelson [Pessoa, l’un de ses maîtres d’équitation, ndlr] était là, a-t-il raconté sur le site Cheval savoir. Je me suis retrouvé à jouer une bêtise qui n’avait, en plus, rien à voir avec les chevaux. Sauf une scène où, je me souviens, j’enlevais en croupe la jeune première dont j’étais censé être amoureux... Je galopais sur une plage à cru sur un beau gris, enlacé par le frère de Nelson, qu’on avait affublé d’une perruque de longs cheveux noirs ! »

Reste que, malgré sa passion chevaline dévorante, Rochefort, qui a joué dans plus de 120 films, marque à jamais le cinéma français par son style flamboyant, subtil mélange de panache et d’humour à froid, dispensé avec une classe infinie de sa belle voix de basse-taille. Sur les tournages, l’artiste est un incorrigible boute-en-train qui déride les techniciens avec ses incroyables imitations de singe... Toujours rieur, l’homme était capable en pleine prise d’envolées lyriques.

Ses années de théâtre classique et son immense culture lui permettaient de jouer de façon magistrale, avec une telle envergure qu’il laissait parfois ses partenaires pantois. Ainsi, sur le tournage de Tandem, en 1987, Gérard Jugnot a cru, lors des premières scènes, avoir affaire à un dément. « Tu verras, le rassurait Rochefort d’un ton solennel, un jour, tu y arriveras toi aussi... » À la fin du tournage, Jugnot nourrissait une admiration sans borne pour cet immense acteur.

Autodérision

Si le joyeux drille, copain de Jean-Pierre Marielle et de Jean-Paul Belmondo, qu’il a connus au Conservatoire, était prêt à tout pour monter ses juments bien-aimées et autres fringants étalons, l’acteur de Nous irons tous au paradis a tout de même peu à peu réussi à lier avec beaucoup d’intelligence ses deux passions, choisissant de mieux en mieux ses rôles en fonction de son amour...

Toujours dans Paris Match, en 2002, l’artiste expliquait : « Je n’aurais pas pu être un homme de spectacle sans les chevaux. » Ce qui ne l’empêchait pas de faire preuve parfois d’une grande dose d’autodérision, comme dans cette scène d’Un éléphant ça trompe énormément, où, juché sur Belle de jour, il fait mine, au côté d’Anny Duperey, d’être un piètre cavalier... Fou amoureux des canassons, mais également du cinéma, l’acteur observe désormais un rituel bien à lui : il donnera à toutes ses bêtes des titres de film !

Cet engouement, peut-être transmis par son grand-père paternel, cocher puis éleveur à Dinan, il l’a assouvi en acquérant le haras de Villequoy, à Auffargis, dans les Yvelines, où il entraînait 35 exceptionnels coureurs. Ce virus, le Boloss des belles lettres – son ultime apparition hilarante à la télé, sur France 5, en janvier dernier – l’avait très vite insufflé à son ami du Conservatoire, Philippe Noiret. Ce dernier, hélas disparu en 2006, s’était même installé tout près de la propriété de son ami, à Mareil-Marly, en 1960, et avait lui aussi acheté une propriété où il élevait et dressait ses propres chevaux.

C’est aussi grâce à cet univers particulier que Jean Rochefort a rencontré Guillaume Canet et lui a mis, pour ainsi dire, le pied à l’étrier de la comédie. Le mari de Marion Cotillard vient d’ailleurs de rendre un très bel hommage à son ami sur son compte Instagram : « Nous nous sommes rencontrés il y a vingt-six ans dans des écuries, rappelle le comédien de Jappeloup (2013), qui raconte l’histoire d’un cheval champion de saut d’obstacles. Tu as vu en moi un acteur. Cela m’a troublé et en même temps a donné un sens à ma vie. Pendant toutes ces années, tu m’as montré le chemin... Tu m’as conseillé, orienté, donné ! Je te considère comme un père. Ton humour décalé, absurde. Ton élégance, ta classe, ton charme, ta bienveillance, ton rire, résonneront toujours en moi... »

C’est Canet qui, dans Ne le dis à personne, sorti en 2006, a donné à son mentor son premier rôle de méchant. Jean Rochefort y jouait Gilbert Neuville, propriétaire évidemment... d’un centre équestre ! Mais cette passion, cet adepte du saut d’obstacles a dû, un beau jour, s’en éloigner. Pour toujours.

C’était en 2000, alors qu’il venait de commencer le tournage de L’homme qui tua Don Quichotte, au côté de Johnny Depp, sous la direction de Terry Gilliam, dans une production internationale de grande envergure. Ce devait être le rôle de sa vie. Victime d’une double hernie discale, il dut tout arrêter pour se faire opérer au plus vite, et le chef-d’œuvre tant attendu ne sortit jamais. Une épreuve qui hanta longtemps Jean Rochefort.

À la fois gravement malade et persuadé d’avoir été la cause de ce fiasco, il entra dans une longue période de dépression. Dès lors, il lui fut impossible de continuer à monter, et encore moins à participer à des concours. Vivre auprès des chevaux sans pouvoir se remettre en selle était devenu un calvaire. Le comédien abandonna ses terres et ses bêtes. Il reprit la route de Paris, où il s’installa, dans le VIe arrondissement, pour ne plus jamais en partir.

Malgré tout, le gentleman à la moustache a gardé un œil, coquin bien sûr, sur le monde équin. Ses commentaires à la télévision des jeux Olympiques d’Athènes en 2004 restent un grand moment que les amateurs n’oublieront jamais. Et il signa en 2010, avec Delphine Gleize, un bouleversant documentaire sur l’un de ses maîtres, Marc Bertran de Balanda. Cavaliers seuls suivait les derniers mois de cet homme, devenu handicapé, qui vivait dans un box et continuait malgré son état à enseigner l’art du saut à un jeune élève...

Conquêtes

Nous vous parlions plus haut de sacrifices, il faut croire que cet amour grandissant qu’il éprouva au fil du temps pour ses canassons chéris lui coûta également quelques conquêtes ! « Un homme possédé par deux passions, le spectacle et les chevaux, est un homme lourd à porter, expliquait-t-il en effet au journal L’Équipe en 2004. Certaines compagnes étaient au bord de la dépression nerveuse. Le cheval m’a beaucoup fait divorcer. »

Un constat qu’il évoquait déjà en 1989, l’année de sa rencontre avec Françoise Vidal, sa troisième et ultime épouse. « Au départ, c’est très attrayant pour une femme de se voir vivre à la campagne avec des chevaux. Ensuite il y a les réveils à l’aube, les conversations monomaniaques sur le sport équestre, la santé d’un étalon ou le caractère d’une jument. Peu de femmes résistent à ça... »

Ce qui ne l’a pas empêché de vivre avec certaines d’entre elles de très grandes histoires ! À commencer par Alexandra Moscwa, épousée en 1960 et qui lui donnera deux enfants, Marie, née en 1962, et Julien, en 1965. Une longue relation de vingt ans qui ne résista pas à l’arrivée d’une certaine Nicole Garcia. Cette dernière balaya tout sur son passage, et, le divorce prononcé, le comédien retrouva la joie d’être de nouveau papa avec Pierre, né en 1981. Hélas, après sept ans d’une idylle ravageuse, la rupture survint, destructrice, une chute brutale que ce grand sentimental vivra comme une trahison.

Cette blessure, même ses chers chevaux ne réussiront pas à l’en guérir ! Dévasté, ce cavalier émérite se fait alors la promesse de ne plus jamais tomber amoureux ! « La vie à deux n’est pas faite pour moi. Je suis un fana du grand lit, mais seul. Moi, le coucher en duo, ce n’est pas mon truc... », déclarait-il alors.

Sa 3e épouse Françoise Vidal le sauve grâce à sa joie de vivre

Fidèle à son habitude, Jean Rochefort opérait là une jolie pirouette, mais cette joie du célibat ne résista pas à l’arrivée de celle qui ne l’a plus jamais quitté. « Françoise, c’est une surprise à laquelle je ne m’attendais pas. Lorsque je l’ai rencontrée, j’étais dans une phase noire de ma vie. Son rire m’a bouleversé. Je suis d’abord tombé amoureux de ses fesses, puis de son visage de femme en général. Pendant longtemps, on s’est vus sans rien se promettre. Un jour, elle est partie pour la Guadeloupe et elle m’a manqué. Son rire, cette joie, cette soif de vivre. Elle m’a ramené à la surface de ma vie. Et puis il y eut son envie d’enfants pour la première fois. Je me suis remis à des labours tardifs. Nouveaux bonheurs. »

De cet amour, officialisé en 1989, naîtront donc deux filles, Louise (1990) et Clémence (1992). Françoise, qui est peut-être sa plus grande passion amoureuse... Son avantage sur toutes les autres ? Il l’expliquait encore à L’Équipe, en 2004 : « Il y a vingt ans, j’ai choisi une Mme Rochefort dans les concours hippiques. Elle montait en première catégorie. Aujourd’hui, le mariage perdure. J’aurais peut-être dû commencer par une cavalière... »

En 2015, en pleine promotion de Floride, où il jouait un homme atteint de la maladie d’Alzheimer, l’acteur confiait au sujet de la Grande Faucheuse : « Je la sens venir, et il y a des moments où je suis content qu’elle arrive. Le corps le demande, et la tête parfois aussi. Mais on n’a pas envie de faire du chagrin aux autres. »

Voilà, c’est fait, il fallait bien que cela se produise un jour. On ne vous en veut pas, bien sûr, monsieur Jean Rochefort, mais c’est un grand chagrin que vous venez de nous causer...

Clara Margaux

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