Philippe Léotard : L'écorché vif aurait 80 ans !

France Dimanche
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Avec son âme cabossée et sa gueule chiffonnée, le comédien, chanteur et poète tourmenté, Philippe Léotard, qui a porté haut son autodestruction, demeure une figure du 7e art.

Sur son dernier album Demi-mots amers figurait un titre poétique et prémonitoire : Verrà la morte. Elle est venue et elle l'aura donc vaincu. Philippe Léotard s'est éteint des suites d'une insuffisance respiratoire le 25 août 2001 à la veille de son soixante et unième anniversaire.

Il aurait eu 80 ans ce 28 août. Comédien, écrivain, auteur, chanteur, agité comme un hall de gare avec des valises sous ses yeux de cocker, il laisse le souvenir attendrissant d'une « gueule », visage parcheminé, regard circonflexe en pente douce et sourire de clown triste.

Celui qui avait tout du paumé des petits matins possédait surtout un sacré tempérament d'artiste, taquinant toutes les muses avec talent, doublé d'un non moins indéniable talent pour l'autodestruction. « J'ai été suicidaire par haine mais je n'ai jamais été las de vivre », confiait-il.

Ce goût de l'autodestruction, Philippe Léotard l'a cultivé tôt, en réaction contre une famille catholique, puritaine, traditionnelle : un père conseiller référendaire à la Cour des comptes, maire de Fréjus, maurrassien, cultivé et strict, et une mère corse, autoritaire, débordante d'amour pour son mari jusqu'à en négliger ses enfants, qui s'élèvent à la diable. « Ses caresses étaient des vagues plutôt destinées à papa. On les recevait au passage. Petits larcins de douceur », écrira Philippe Léotard, premier homme de cette fratrie qui compte deux filles, trois garçons, puis des jumelles. Avec ses yeux de pierre noire, il portera cette désespérance d'enfant à jamais, comme le voile de crêpe des endeuillées d'autrefois.

Né à Nice le 28 août 1940, il est atteint à 9 ans de la maladie de Bouillaud, une crise de rhumatisme articulaire aiguë et qui l'oblige à rester alité plusieurs mois. « J'ai été paralysé et ça a changé mon substrat mental pour toujours. J'étais installé dans la bibliothèque de mon père et j'ai tout lu. » Il se voit et se vit écrivain : adolescent tendance Rimbaud, jeune homme en colère, dévoré par la cruauté d'Artaud. À 18 ans, il s'engage dans la Légion sur un coup de tête. « Il faut assassiner ses parents un jour ou l'autre, alors on fait ce qu'on peut. » Il ne reste pas soldat très longtemps et renoue vite avec les livres et passe une licence de lettres modernes.

Il rate Normale sup, mais pas une rencontre décisive : celle avec Ariane Mnouchkine au printemps 1964. Ils fondent ensemble le Théâtre du Soleil et joue dans Les Petits Bourgeois de Gorki, Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier et Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, qu'il adapte tout en étant professeur de lettres au collège Sainte-Barbe à Paris.

Avec sa femme Emmanuelle Guilbaud et leur fille Faustine. L'artiste avait aussi chanté Ferré et écrivait les textes qu'il interprétait, dont À demi-mots amers et À l'amour comme à la guerre.

En 1968, le jeune Léotard plaque l'enseignement et débute au cinéma, deux ans plus tard, par une figuration dans Domicile conjugal de François Truffaut qui aimait son personnage de dandy des bas-fonds. Il lui offre une belle rampe de lancement avec deux autres rôles qui le propulsent dans le milieu du septième art : Les Deux Anglaises et le Continent et Une belle fille comme moi. Sa gueule déjà racée l'impose parmi les plus solides seconds rôles grâce aussi à Claude Sautet (Max et les ferrailleurs), Yves Boisset (R.A.S., Le Juge Fayard dit « le shériff »), Maurice Pialat (La Gueule ouverte), Patrice Chéreau (Judith Therpauve), Claude Lelouch (Le Bon et les Méchants, Il y a des jours... et des lunes, Les Misérables, où il campe un Thénardier presque attachant). En 1982, il triomphe : le film La Balance, de Bob Swaim, le consacre du César du meilleur acteur. Philippe enchaîne avec Tchao Pantin, de Claude Berri, qui lui vaut encore un énorme succès aux côtés de Coluche. Autant de succès qui auraient pu l'apaiser. En vain. Sa rupture avec Nathalie Baye le brise et précipite sa descente aux enfers. « Si, demain, il m'arrivait quelque chose d'affreux, un amour brisé, un ami tué, un enfant qui disparaît, je me détruirais de façon radicale. Je me tuerais à petit feu, avec de la drogue, peut-être, parce qu'on ne peut pas se rater », avait-il dit. Il tiendra sa promesse.

Acteur césarisé certes, mais acteur encombrant. Il boit trop, sème partout ses bitures et ses sentiments fracassés. Philippe Léotard est alors interdit d'assurances (et souvent de tournages) et sa carrière s'entache d'une mauvaise réputation de « poivrot » qui se répercute sur sa trajectoire artistique. Trois hommes lui tiennent la tête hors de l'eau : Lelouch, Mocky et Ferreri. Patrice Chéreau lui offre en 1983 un beau rôle au théâtre : Combat de nègre et de chiens, de Koltès, où il croise Michel Piccoli. Et puis une jeune femme, Emmanuelle, fait son apparition. Elle lui tend la main un soir plus noir que les autres, alors qu'il veut rejoindre son copain Patrick Dewaere au paradis des desperados. Son cinéma devient plus intimiste.

À l'orée des années 90, il se met à écrire pour ne pas mourir, comme ceux qui connaissent les profondeurs des abîmes, à fleur d'épiderme. L'auteur est alors plus fort que l'homme. Il le sauve des confusions de la vie. Il signe les ouvrages Portrait de l'artiste au nez rouge, et Pas un jour sans une ligne, respectivement en 1988 et 1992. Entre ces deux livres, il sort, en 1990, son premier album de chansons À l'Amour comme à la Guerre, qui reçoit le Prix de l'académie Charles-Cros. Sa voix de paille de fer éructe des textes poétiques, humanistes et réalistes, dans la grande tradition des interprètes habités « à la Ferré ». Justement, son second album est un hommage à l'anar de la chanson française : Philippe Léotard Chante Ferré sort en 1994. Il lui vaut un second prix Charles-Cros. Sur scène, il empoigne le micro comme une bite d'amarrage, semble jouer sa vie dans chacun de ses mots. Sa vie, il la joue aussi régulièrement en peuplant les pages des faits divers. En 1994, il écope de dix-huit mois avec sursis pour détention de cocaïne. Provocateur, il se déclare publiquement « ministre de la défonce », alors que son frère est ministre de la Défense. Suivront deux albums où il chante ses propres textes : Je rêve que je dors et Demi-mots amers.

Côté vie privée, il fut marié, puis divorça de l'actrice Liliane Caulier avec qui il eut deux enfants (Frédéric et Laetitia). Il rencontre en 1972 Nathalie Baye : il quitte alors femme et enfants pour vivre avec elle une liaison jusqu'en 1981. En pleine dépression, en 1986, il rencontre Emmanuelle Guilbaud avec qui il a une fille, Faustine. Celui qui chanta Je rêve que je dors s'endormit définitivement le 25 août 2001.

Dominique PARRAVANO

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