Thierry Le Luron : Le premier de la claquel !

France Dimanche
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Ce pionnier de l'imitation-spectacle d es années 70 et 80 a hissé son exercice de style au rang de grand art. Cette langue de pitre au visage d'ange poupin n'avait pas son pareil pour saigner le gratin de son.

Le 10 novembre 1984, sur le plateau de Champs-Élysées, Michel Drucker reçoit Thierry Le Luron. Surprise du direct, l'humoriste se lance alors dans une imitation de Gilbert Bécaud en transformant le titre L'important c'est la rose en L'emmerdant c'est la rose, repris en chœur par le public de l'ancienne circonscription lilloise de Pierre Mauroy. Le gag au vitriol prend l'allure d'une machine de guerre contre le pouvoir et déclenche dans un même élan vent de stupeur, grincements de dents et éclats de rire. Une fois encore, l'esprit en alerte, sur chevau-légers, rebondissant sur tout ce qui passe à sa portée, l'humoriste fait mouche.

En quinze ans d'une carrière météorique, cet électron libre jamais avare d'une audace aura élevé au rang d'un genre populaire un exercice de style de fin de banquet, à peine bon pour les cabarets. Petit par la taille, mais grand par le talent, Le Luron s'est imposé comme un redoutable satiriste. Avec son air coquin de gamin pris en flagrant délire d'irrespect, maniant l'arquebuse du verbe et la coutille de l'humour avec la dextérité provocatrice des sarcastiques, il évolua dans le paysage artistique des années 70 et 80 hors catégorie. Esthète de l'ironie corrosive, il maîtrisait l'art de surfer sur les crêtes de la provocation, de l'insolence en faisant éclater les rires après les avoir fait grincer les dents. Entre persiflage et mauvais esprit, ironie dévastatrice et méchancetés gratuites, affleurait pourtant, derrière l'acuité de son regard d'observateur caustique, la sensibilité d'un homme à la noirceur inquiète qui trouva dans l'imitation un exutoire à ses démons.

Thierry Le Luron naît le 2 avril 1952 dans le XIIIe arrondissement de Paris. Enfant non désiré, celui qu'on appelle « le surplus » s'efforce par dépit d'attirer l'attention. Il fait ses études au collège Paul-Langevin de Bagneux, au lycée Lakanal à Sceaux et à Châtenay-Malabry. Mais c'est dès l'âge de six ans que naissent ses velléités d'imitateur après avoir vu un spectacle d'opérette. « Je me suis mis à imiter le ténor que je venais de voir [...]. Depuis ce jour, l'imitation est devenue pour moi une seconde nature », dira-t-il. À 17 ans, il stoppe ses études et crée avec des copains un groupe baptisé Les Rats crevés. Au cours de l'été 1969, il est lauréat du grand concours d'artistes amateurs de Perros-Guirec et écume alors quelques scènes dont l'Oasis à Calais.

Le grand public fait sa connaissance le 4 janvier 1970 lors du Jeu de la chance dans l'émission Télé Dimanche qu'il gagne six fois consécutives en chantant des airs classiques avant de se rabattre sur l'imitation. Il découvre la gratification de faire rire. Puis, le 11 février suivant, sa parodie de Jacques Chaban-Delmas, le Premier ministre de Georges Pompidou crève l'écran. À l'automne 70, il monte en graine et mesure son talent à L'Échelle de Jacob, au théâtre de Dix-Heures et au Don Camilo où Paul Lederman le remarque et le prend sous son aile. L'année qui suit, sort son premier disque, Le Ministère patraque, qui rencontre un grand succès. Il passe alors en vedette à Bobino en février 1972 avant de faire la première partie de Claude François lors de l'été.

Sa renommée prend de l'essor. La télévision le réclame. Dès novembre 1972, il anime sa première émission : Le Luron du dimanche. Il devient le saint patron de l'imitation, statut de surplomb renforcé par sa visibilité médiatique. À 21 ans, il s'offre un appartement de 400 m2 boulevard Saint-Germain et boit les plaisirs jusqu'à la lie.

Lancé désormais tout schuss, ce flambeur d'énergie fait des étincelles au théâtre des Variétés. En octobre 1975, de retour au Don Camilo, il est piqué au vif par une critique de Bernard Mabille qui juge son show daté. Dans le creux de la vanne, il change de braquet en se séparant de Paul Lederman, et en engageant Pierre Desproges pour écrire ses sketchs, puis, pas rancunier... Bernard Mabille. Il s'inspire du grinçant comique américain Lenny Bruce et déverse un humour corrosif sur la classe politique.

Dès lors, le petit prince de la place carbure à plein pot à la radio où il se mue en un produit d'appel sur les ondes (Europe 1, RMC, France Inter...) et à la télévision (Chat en poche de Feydeau dans Au théâtre ce soir en 1975, Numéro 1 de Maritie et Gilbert Carpentier, C'est du spectacle...).

Alors qu'il brûle les planches sans répit (L'Olympia en décembre 1976, Bobino dès février 1978, le théâtre Marigny dès octobre 1979, le Palais des congrès dès novembre 1980) et que son exercice implique une discipline d'airain, il devient le démiurge des nuits trop courtes où il adresse un pied de nez à dame nature. Au seuil élancé des années 80, il prend ce dont ses nuits débordent et ne sait pas encore que l'enfer dîne en ville.

Début 83, roi en son royaume, il a le délire des grandeurs. Au théâtre Marigny, il monte une revue en forme de fresque d'un demi-siècle de politique et de spectacle. Ce sera De de Gaulle à Mitterrand, une performance en 15 décors, 80 costumes et une soixantaine d'imitations. C'est un triomphe. En novembre 1984, son spectacle Le Luron en liberté au théâtre du Gymnase fait, quant à lui, couler beaucoup d'encre et provoque même du grabuge chez les humoristes. Glandu, le personnage qu'il crée, sorte de cloporte opportuniste, cogne sec. Une volée de charges ad hominem (Mitterrand, Giscard, Barre, Le Pen...), bouquet de saillies décochées tel un antidote à la désillusion ambiante de l'époque.

Le 25 novembre 1985, revêtu d'une jaquette et coiffé d'un haut-de-forme gris perle, il se marie pour de rire avec un Coluche en robe chantilly pour brocarder les noces d'Yves Mourousi, prémisse humoristique au mariage pour tous et critique acerbe de l'hypocrisie qui entoure l'homosexualité.

Le Luron finit son spectacle-marathon en mars 1986, éreinté, d'autant que des symptômes d'une maladie qui peine encore à donner son nom lui ont été identifiés. Plus sa santé devient une obsession médiatique, plus il affiche un allant de façade dans sa bastide de Saint-Tropez. Pendant toute l'année 86, il affirme qu'il se détend chez Line Renaud à Las Vegas alors qu'il est traité à l'hôpital de Bethesda, près de Washington. Au jeu tragique de la vérité, Thierry imite Le Luron.

Tel un chêne sous la gifle de cet automne 86, il craque et se dénude au fil des traitements. Son temps est compté. Il le sait. Il le caresse avec l'espoir d'échapper encore un peu à sa morsure. En vain. Il est cueilli dans la fleur de l'âge à 34 ans, le 13 novembre 1986.

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