Geoffrey : “Moi, journaliste indépendant, j’ai infiltré un abattoir…”

France Dimanche
Geoffrey : “Moi, journaliste indépendant, j’ai infiltré un abattoir…”

Ce trentenaire a infiltré une “usine à viande” bretonne et y a travaillé pendant deux mois. C’est toujours sous le choc que Geoffrey décrit les souffrances animales et humaines qui, pour lui, sont “indissociables”.

Geoffrey Le Guilcher, Paris

«Chaque année en France on tue un milliard d’animaux. Je me demandais comment il était possible d’abattre autant de bêtes. Depuis deux ans, de nombreuses vidéos circulent, notamment celles réalisées par l’association de défense de la cause animale L214, sur les violences infligées aux animaux dans les abattoirs.

J’ai souhaité aller voir ce qui se passait dans ces structures industrielles : les “usines à viande" enfanteraient-elles des hommes-monstres ? Comme ce sont des lieux clos où règne une chape de plomb, l’un des moyens pour y pénétrer en tant que journaliste était d’en infiltrer un. La Bretagne est la région où il y en a le plus, elle approvisionne 30 % de l’industrie française de la viande.

J’ai changé d’identité car les responsables des abattoirs craignent les militants de la cause animale. En vérifiant, ils auraient pu découvrir que je venais enquêter. Je me suis inventé un faux CV. J’ai aussi changé de tête. La procédure d’embauche a consisté à visiter la chaîne d’abattage. Un chef m’a emmené à la “tuerie", on a égorgé une vache sous mes yeux et observé ma réaction, on m’a demandé à plusieurs reprises si j’allais bien. Il s’agissait de supporter la vue et l’odeur du sang. Comme ils manquent de main-d’œuvre, mon embauche fut immédiate.

Geoffrey Le Guilcher, Paris (75)

Infernal !

Une semaine de formation et on m’a lâché seul sur un poste, à courir après la cadence. Elle est infernale car l’usine où j’officiais abat deux millions d’animaux par an, soit une vache toutes les minutes et un porc toutes les vingt secondes. Le chronomètre est omnipotent. Je devais découper le gras d’une carcasse en une minute maximum, pendant huit heures par jour avec une unique pause de vingt minutes, sérieusement entamée par le retrait de la combinaison de travail et des gants protecteurs !

On aperçoit à peine la lumière du jour, on reçoit des giclées de sang dans la figure. C’est très physique, très contraignant. Sur les 3.000 employés, il y a 40 % d’intérimaires. Tous les jours il y a des nouveaux et, heureusement, une certaine solidarité entre les employés, à la fin de la journée, on est assommés, cassés.

Les douleurs physiques s’installent rapidement. Au bout d’une semaine, j’avais les doigts bloqués, le dos en compote, une tendinite au coude, des cloques aux pieds... C’est d’ailleurs l’un des métiers où il y a le plus d’accidents du travail et de maladies professionnelles : on peut s’entailler les mains, s’ouvrir le nez, se prendre une carcasse de 500 kg sur la tête si elle se décroche de son esse de boucher...

Dans ces conditions, l’animal se change en ennemi pour le “tueur" parce que celui-ci n’a pas le temps d’accomplir toute sa tâche correctement. L’animal lutte pour sa survie. On estime d’ailleurs qu’une bête sur cinq est mal tuée en abattoir. La cadence est écrasante, il arrive que parfois un ouvrier “pète un câble", tombe en dépression. Certains font des cauchemars la nuit et voient des êtres humains pendus à des crochets.

Se taire

Pour tenir le coup et décompresser, certains employés boivent et se droguent : alcool, shit, LSD, cocaïne... “Si tu ne bois pas, que tu ne fumes pas, que tu ne te drogues pas, tu ne tiens pas, tu craques", m’a affirmé un jour l’un d’eux.

"Steak Machine" de Geoffrey Le Guilcher, éd. Goutte d'Or

Afin d’être mieux accepté par mes collègues, gagner leur confiance et connaître tout ce qui se passe sur la chaîne et en dehors, je me suis immergé totalement, y compris lors des beuveries. La parole n’est pas libre sur la chaîne, elle l’est davantage en dehors. C’est un monde d’hommes, où on préfère se taire que de se plaindre.

J’ai travaillé quarante jours dans cet abattoir. à la veille de la sortie de mon livre*,  j’ai prévenu trois de mes ex-compagnons d’infortune. Ils m’ont tous fait de bons retours sur l’ouvrage. Cette immersion m’a transformé. Pour commencer, je ne mange quasiment plus de viande aujourd’hui. »

Florence Heimburger

En vidéo