Anaïs Jeanneret : Des volutes de désenchantement…

France Dimanche
Anaïs Jeanneret : Des volutes de désenchantement…

 
« J’ai démarré avec cette vision des pieds des écoliers, confie l’auteure. Je ne sais pas comment ça m’est venu », admet-elle. Difficile pourtant de soupçonner Anaïs Jeanneret de figures de style artificielles, malgré la première phrase du prologue : « Je vois leurs cartables posés au pied
des tables. »

 Anaïs Jeanneret avait surtout deux idées-forces qui ont fusionné : écrire des nouvelles et « parler de personnes qui ne sont pas à leur place ».
Le résultat est un roman original que l’on imagine être un recueil de nouvelles... jusqu’à l’entrée en scène du troisième personnage. Il faut dépasser les cinquante premières pages pour saisir que les six héros de ce livre choral sont reliés les uns aux autres, comme dans un film de Lelouch.

 Chahutés

Cette référence au 7e art semble naturelle eu égard au passé d’actrice d’Anaïs (Péril en la demeure, Les Cordier, juge et flic, etc.) « J’écris avec des images dans la tête, mais cela n’a rien à voir avec mon ancien métier, c’est sorti de moi ! »

Comédienne par hasard, elle rêvait de design et d’architecture et ne se sentait « pas faite pour le cinéma ». Elle s’épanouissait en écrivant, jusqu’à ce qu’elle décide d’envoyer un texte court, Le sommeil de l’autre, aux éditions Stock.

Poursuivant son existence facile sur les plateaux – « il faut bien vivre » –, elle tombe enceinte et sait alors que c’est le bon moment pour écrire et arrêter son cinéma. Seule la disparition du père de son enfant, Jean Drucker, le patron de M6, en 2003, interrompt son élan.

Pendant neuf ans, elle ne publie plus : « Un vrai passage à vide. » L’inspiration et l’envie reviennent comme un boomerang avec l’amour de Vincent Bolloré. Un thème nécessaire aux écrivains.

Mais dans ce roman, il est imprégné de volutes de désenchantement : nostalgie des amours de jeunesse reconstituées vingt ans plus tard par la magie décevante des réseaux sociaux (Manuel, commissaire) ; mélancolie du quotidien émaillée de pensées atrocement lucides : « Dès le début de mon mariage, je m’étais aperçue qu’il est possible de vivre auprès d’un homme sans l’aimer » (Emma, divorcée trop tardivement) ; « Il m’a repoussée chaque jour un peu plus. Je me suis éteinte à petit feu » (éloïse, jeune prof amoureuse d’un écrivain plus âgé). Tous cherchent finalement « un amoureux digne de [leurs] lectures ».

De désillusions en coups de foudre inattendus, ces êtres chahutés par la vie retrouvent leur place, grâce à une fillette abandonnée qui joue à l’élève buissonnière, en squattant le placard d’une école primaire. Fille de migrant ou petite Française échappée de la DDASS ? Son traumatisme se révèle d’une force insoupçonnée pour sortir les adultes de leur torpeur romanesque.

Autant de vies fêlées qui touchent leur auteur : « Malheureusement, on peut se tromper assez facilement. » Sur la défensive, Anaïs reste évasive quant à d’éventuelles allusions autobiographiques : « La part de nous-même qui nous appartient vraiment profondément nous échappe mais est par nature toujours dans les livres. »

Dans ses romans, très profonds justement, les personnages traversent souvent de mauvais moments. « Mais c’est la vie. Il ne faut pas s’arrêter à ça. Le vent tourne ! » Parole de femme de Breton !

Yves Quitté

« Nos vies insoupçonnées », d’Anaïs Jeanneret, aux éditions Albin Michel, 16 €.

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